Groupie
Il faut parler du deuxième concert folk le plus important de l'année. Le 17 Octobre, un samedi soir au cinéma Jean Vigo, dans la banlieue parisienne. Un ami avait sonné l'alarme, et plusieurs fans (une secte ?) sont arrivés des quatre coins de la France pour voir enfin sur une scène un artiste très rare en France, très rare partout pour être honnête. La fin de soirée commence par la projection de Woodstock d'Ang Lee. Puis un buffet où les futurs spectateurs viennent manger du saucisson, et s'en jeter un ou dix derrière la cravate avant le début de la cérémonie. Et là, un ami regarde au loin en demandant "tu crois que c'est lui ?". Le lui en question est un monsieur d'âge mûr avec des cheveux blancs retenus par un élastique, en costume élégant. Il vient s'asseoir à la table derrière nous, répond en anglais aux questions de sa voisine, visiblement très crispé. Et la phrase naît toute seule, qu'on se répétera à l'envi pour se rappeler cette soirée : Je suis avec mes amis et je mange du saucisson juste derrière Simon Finn.
Plus encore que pour le sexe, la plupart des gens n'oublieront jamais leur première fois avec Simon Finn. Il y a quelques années, un ami propose d'écouter un morceau qu'il vient de découvrir. La chanson s'appelle Jerusalem, et il faut — l'ami insiste — l'écouter jusqu'au bout. Tout commence de façon un peu banale, avec quelques percussions, un orgue, une suite d'accords qui tourne en boucle, un peu comme les glaires sonores du repoussant Devandra Banhart. Le texte est meilleur, cela dit ; nous voilà directement plongés en Judée, avec l'entrée du Christ à Jerusalem, comme dans la cérémonie des Rameaux. Après trois minutes, on lève le premier sourcil : la voix déraille, éructe, martèle chaque mot comme pour l'enfoncer violemment dans le crâne de l'auditeur. Puis le crescendo : au moment où l'on se dit que ça ne peut pas aller plus loin, le chanteur plonge dans la transe, une sorte de délire psychotique et radieux en criant avec six poumons qu'il pleure de tout son coeur devant la mort injuste du Christ, avec une naïveté et une candeur désarmantes qui constituent la force secrète du morceau, derrière son côté monstrueux. C'est, à l'entendre, cette candeur qui a tétanisé David Tibet à la première écoute, et l'a poussé à répéter la chanson plusieurs heures de suite, pour le plus grand plaisir de sa femme, on s'en doute. Tibet qui a ensuite tout fait pour retrouver Finn, le tirer de l'anonymat dans lequel il avait sombré pendant trente ans, rééditer son premier album, et l'encourager à refaire de la musique.
Ce que le concert rappelle, c'est que Simon Finn ce n'est pas que Jerusalem. Pas un seul moment où la magie retombe. Pas un seul où la gorge se dénoue. On sait pertinemment qu'on assiste à un moment rare, qu'il ne faut pas en perdre une miette, que chaque seconde passée rapproche du moment où il va dire "au revoir" et disparaître on ne sait où, après avoir laissé entrevoir l'espace de quelques heures les battements secrets de son imagination — et pourtant on se laisse charmer, envoûter, en perdant toute notion du temps. L'écriture de Finn n'est pas très pop : s'il y a bien des refrains et des mélodies entêtantes, la musique accompagne en général les cahots du texte, le suit dans les sentiers abrupts et trébuche avec lui sur des passages fulgurants qu'on ne retrouve chez aucun songwriter classique. S'il paraît chercher ses mots au début et trembler de peur, il montrera tout au long une maîtrise sidérante dans un répertoire qui serait chaotique entre d'autres mains, mais semble couler de source chez lui. Les chansons de Pass the Distance sont plus belles que jamais, dépouillées de leur charmant brouillard lysergique, et — c'est la révélation — les chansons récentes (qu'on peut trouver sur des albums complètement introuvables) sont mieux écrites encore, qu'elles soient d'une tristesse abyssale (celles de Accidental Life), ou plus enjouées (si on peut vraiment le dire comme ça), comme sur son tout dernier disque largement représenté ce soir. Et bien sûr, à la fin du concert, "this is an old song called Jerusalem" et... Doigts crispées sur le bras de la compagne, larmes aux yeux, cinq minutes qui se gravent directement dans le Panthéon, à côté de la première fille, du premier vin, de l'adieu à la famille, ou du premier ami qui disparait sans prévenir — tous ces moments qu'on ne choisit pas forcément de vivre, mais qu'on choisit toujours de se rappeler.
On signalera juste que quelqu'un a poussé le vice jusqu'à se faire dédicacer le disque à la fin du concert, même s'il n'a rien trouvé d'intelligent à dire au chanteur, bafouillant un simple "merci" là où il aurait fallu lui dire : "vous êtes un modèle pour moi et je ne vous oublierai jamais."
Mais le "merci" tient toujours.