Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le Bûcher De Violin
7 février 2010

Live Boat

Coke En Stock

tintin_coke

C'est une période sombre pour l'auteur. Divorce, adultère, dépression, autant de distractions passagères qui le détournent de sa mission et le laissent hagard devant la planche à dessin. Embrouillé dans ses pinceaux, la langue pendue et dopé par des produits plus ou moins sûrs, il va imaginer une intrigue invraisemblable, à la fois ridicule et grandiose (la résumer sérieusement demanderait plus de pages que la bande-dessinée elle-même), unique prétexte à rassembler de vieilles connaissances pour un grand tour de train fantôme. On se situe donc dans la continuité de L'Affaire Tournesol, à savoir creuser l'inconscient des personnages secondaires, mais cette fois Hergé ne prend plus la peine d'organiser ses notes — on passe d'un lieu à l'autre sans la moindre raison logique, comme si des pages entières avaient été égarées ou détruites. Nous ne sommes pas loin du Grand Roman de Ladislav Klima, en pire.

Ainsi, on peut croiser comme dans un labyrinthe les faire-valoir habituels : Abdallah et son père Ben Kalish Ezab, à l'origine d'une guerre pour une sombre histoire de loopings aériens (vraiment, Hergé, VRAIMENT ?) mais aussi le cheik Bab El Ehr, la Castafiore, Séraphin Lampion, Peter Buck, soit autant de featuring que dans un album des Chemical Brothers, Air ou Jay-Z, pour citer trois naufrages. (En parlant de ça, il faut saluer la superbe couverture de ce volume, maintes fois parodiée à l'avenir, par les Pogues par exemple.)

Tout ne fonctionne pas, cependant. C'est marqué dans mon carnet de lecture : Dawson était dans Le Lotus Bleu un personnage sous-développé et unidimensionnel. Il finira Coke En Stock sous-développé et unidimensionnel (il n'est pas la plus grande réussite de l'auteur, soyons franc.)

Le général Alcazar décroche lui son plus beau rôle. Mystérieux, laconique et angoissant, tout droit sorti d'un roman de Hammett, il n'est plus cet artiste / dictateur loufoque, mais un vrai homme de poigne, qu'on imagine tremper dans des affaires peu recommandables. Si Tintin et les Picaros le refait passer dans le camp de l'idiotie, aucune trace de vulgarité dans le présent volume ; juste cette terreur palpable qui lui entoure le visage comme un long black veil et rend son regard à peine supportable pour les âmes sensibles.

Rastapopoulos, évidemment, est le plus marquant d'entre tous. Ce Grec malfaisant (ne demandez pas qui a plagié l'idée quelques décennies plus tard) s'était jusqu'ici cantonné au trafic de drogue, mais on le voit enfin prendre du galon grâce à la vente d'esclaves. Sa réapparition illustre les inquiétudes d'Hergé vers la fin de sa vie : l'omniprésence du Mal, sa résurgence systématique quand on croit s'en être débarrassé, sa présence sous toutes les latitudes, en toutes circonstances. Ici, il se manifeste sous sa forme la plus vicieuse : il ne tue pas directement mais pose un prix sur l'être humain, marchande la chair, fait des prix de groupes, et se donne bonne conscience avec des slogans, une étique bidon, des aristocrates — des façades. Le Mal, donc, pour Hergé, est une préfiguration de la Grande Distribution et de la Restauration Rapide, discours avant-gardiste pour l'époque mais non dénué de fondements, à bien y réfléchir.

Un album de transition, pour résumer ; Hergé s'y défausse de certaines cartes encombrantes — en particulier une dette de jeunesse contractée auprès de la bonne conscience, qui lui impose de condamner le racisme une fois par épisode, et souvent de façon un peu trop boy-scout pour être honnête (bien qu'on ne puisse pas douter de sa sincérité à lui, le passeur des cultures.) Par ailleurs, c'est un semi-échec : avec toutes ces pitreries, il n'ose pas encore aborder la dépression de front, mais ce n'est qu'une question de mois (ou de "Moi", en l'occurrence.) La suite va rapidement racheter ce laisser-aller.

Publicité
Publicité
Commentaires
P
On a vu plus futile: Henri IV préparant une guerre contre les Pays-Bas et menacant l'équilibre européen pour quoi, une femme!<br /> Et toute la joyeuse série des dictateurs mégalomanes du Moyen-Orient, Abdallas en âge de gouverner.
Le Bûcher De Violin
Publicité
Derniers commentaires
Publicité