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Le Bûcher De Violin
8 octobre 2009

LES COMEDIENS - Graham Greene

Livre enchanteur de Graham Greene, Les Comédiens ressemble à une mixture vaudoue faite de bric et de broc. A la fois peinture infernale de Haïti sous le règne de Papa Doc, farce anglaise cynique, roman d’amour, et quête mystique d’un sens au milieu du chaos. Autant dire qu’à part le décor, on retrouve donc tous les ingrédients d’un roman tardif de Greene, ce sublime catholique torturé : une ambiance digne des classiques du film d’espionnage, des dialogues nombreux et ciselés pour épaissir des personnages excentriques, et des interrogations sans fin sur la puissance de la foi en enfer.

Les comédiens du titre sont les suivants : Mr Smith, ancien candidat raté à la présidence des Etats Unis dont le principal programme était de promouvoir le végétarisme, en route pour Haïti avec sa femme afin de poursuivre son évangélisation légumière ; Mr Brown, le narrateur, propriétaire d’un hôtel luxueux tombé en ruine suite à l’élection de Duvalier, qui retourne à Port-Au-Prince pour tenter de sauver ce qui reste de son histoire d’amour avec Martha, une allemande mariée à un ambassadeur obèse ; enfin, le Major Jones, personnage énigmatique se rendant à Haïti pour des raisons obscures, et qui distille à l’envi des anecdotes abracadabrantes sur sa vie militaire. Derrière la réunion grotesque (Smith, Jones et Brown sont sur un bateau), on devine rapidement que la situation est plus complexe qu’elle n’y paraît.

Du bateau à Port-Au-Prince, on bascule des Monty Pythons au neuvième cercle. Smith est un idéaliste sans humour mais rempli de bonté qui tente, avec le jusqu’au-boutisme d’un Don Quichotte en costume de tweed, de construire un centre végétarien malgré la corruption, les meurtres et la violence, après son échec à la présidentielle. Brown, héros malgré lui, est un apatride né à Monaco d’un père inconnu et d’une mère mythomane. C’est le Monégasque Errant, un Ahasvérus du Rocher… Privé de racines, il ne peut pousser sur aucun terreau et se contente de regarder le monde qui l’entoure, miliciens ou rebelles, avec une indifférence lucide et désabusée. Il ne cède qu’en présence de Martha, qu’il aime (ou n’aime pas) avec tous les tourments obligatoires de l’adultère. Quant à Jones, qui au court du récit devient tour à tour militaire retraité, prisonnier tabassé par les Tontons Macoute, vendeur d’armes clandestines pour les Tontons Macoute, et finalement chef de la résistance contre les Tontons Macoute, c’est également un être à la dérive, présent sur terre pour on ne sait quelle raison, et qui survit en se donnant une forme, un rôle de mercenaire flamboyant qu’il essaie de remplir de son mieux avant de confesser à l’approche de la mort que tout était faux — sa seule arme véritable est un humour acide qui plait aux femmes au milieu de la dictature sanglante, un peu comme cet anglais qui ravissait la foule en récitant des charades sur un toit pendant le Blitz. Il apparaît toutefois comme un anti-héros attachant, tout comme Smith ; pour Greene, l’humour et la bonté sont des manifestations de la charité. La violence aussi : « L’Eglise condamne la violence, mais elle condamne sévèrement l’indifférence. La violence peut être l’expression de l’amour, l’indifférence jamais. L’une est une imperfection de la charité, l’autre la perfection de l’égoïsme. » ou « Je préfère avoir tort avec Saint Thomas plutôt que raison avec les cœurs froids et lâches. » qui rappelle le « Si l’on me prouvait que le Christ est hors de la vérité et qu’il fût réel que la vérité soit hors du Christ, je voudrais plutôt rester avec le Christ qu’avec la vérité » dans la correspondance de Dostoïevski.

Mais Brown, évidemment, ne conçoit pas l’inaction comme un idéal : c’est plutôt chez lui une réaction naturelle qu’il ne cherche pas à combattre, même quand autour de son hôtel des gens s’engagent et meurent violemment. Ce n’est pas par manque de courage (il en montre assez pendant le livre) qu’il refuse de se battre, mais parce qu’il est imperméable aux causes, rien ne semble prendre attache sur lui, comme si, privé d’identité par l’absence d’un père, d’un pays et d’une histoire, il lui manquait un relief, une dimension religieuse qu’il a perdu avec la foi en étant jeune. Ses connaissances, avant de mourir, l’exhortent à choisir une foi, n’importe laquelle, pour entretenir le feu intérieur (« Je vous implore, même si vous avez abandonné une foi, n’abandonnez pas toute foi. Nous substituons toujours autre chose à la foi que nous perdons. Ou serait-ce la même foi sous un autre masque ? ») Mais que ce soit l’amour ou Dieu, Brown laissera tout tomber pour repartir vers une nouvelle dérive, non pas étranger au monde (c’est un témoin qui ressent et raconte), mais étranger à sa passion.

Greene, catholique hanté par le doute et le blasphème mais parfaitement conscient du rôle primordial et sacré de la foi dans l’écriture, semble exorciser son rapport ambigu à l’action dans le personnage de Brown, pendant lucide aux figures iconiques plus attachantes autour de lui. Quel personnage est le plus exemplaire ? Quelle réaction adopter face à l’horreur absolue ? Greene s’y gratte encore la tête là haut, et brouille les pistes.

Tandis que les personnages jouent leur rôle, l’auteur fait intervenir le Destin avec sa peinture hallucinée de Haïti, ses rituels vaudous, son abandon total dans les mains des Tontons Macoutes, ses crises politiques, et ses punchs au rhum. Le chaos de l’île précipite les relations entre les personnages, fait écho à leurs déchirements intérieurs (« Je me demandais en regardant Martha pourquoi notre vie semi-commune avait eu tant d’importance. Elle me semblait appartenir exclusivement à Port-au-Prince, aux ténèbres et à la terreur du couvre-feu, aux téléphones qui ne fonctionnaient pas, aux Tontons Macoute derrière leurs lunettes noires, à la violence, l’injustice et la torture. Semblable à certains vins, notre amour ne pouvait ni mûrir ni voyager. ») Les montagnes haïtiennes et le penchant des héros à se détruire en voulant faire le bien suivent le même relief tortueux, et ce n’est pas un hasard si l’histoire s’achève quand tout le monde a quitté Haïti, scène obligatoire et vitale du drame, terrain ensemencé du venin qui a engendré l’histoire, avant de la laisser seule pour ramper vers d’autres lieux.

 

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Commentaires
E
Vous avez raison, j'ai dit beaucoup de conneries dans cette critique.<br /> <br /> <br /> <br /> Merci de METTRE LES CHOSES AU POINT.
B
Bonjour, <br /> <br /> le roman est beaucoup plus cohérent que vous le laissez entendre. Le titre, "les comédiens" lui donne tout son sens . Les personnages sans foi, sans racines, sans certitudes, sans identités, sans nom, sans père ou engendrés par des pères pendus pour faits de nazisme, on dirait commodément, sans repères, sont voués à jouer des rôles. Le fil directeur du roman reste Jones, pathétique mythomane et , comme toujours chez Greene, immmense et beau dans le grotesque. C'est par lui que commence le roman , c'est par lui qu'il finit. <br /> <br /> Le roman se déroule sous le règne non de Papa doc mais de bébé doc, son fils, réplique du père en plus cruel et plus sanguinaire. <br /> <br /> <br /> <br /> Bien à vous
Le Bûcher De Violin
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